février 2010


Cela fait bientôt trente ans que l’anthropologue, linguiste et cybernéticien Gregory Bateson nous a quitté. Je suis retombé sur quelques belles images d’archives, issues d’un documentaire intitulé « An Ecology of Mind« , en référence à son ouvrage de 1972 (Steps to an Ecology of Mind).

Voici l’abstact de la communication pour IAMCR 2010:

« Communicating on Climate Negotiations. A Content Analysis of French Traditional and Participative Online News Media during the Copenhagen Summit » (Omar Rosas, Mathieu Simonson)

Today, traditional news media are not the only communication systems capable of shaping the public perception of climate change. As a result of the latest technical improvements in Content Management Systems (CMS), new online participatory platforms have emerged and started exerting growing influence on how audiences perceive and appraise climate-related events such as international negotiations on climate change. In France, the emergence of these new platforms, in 2006, has given citizens and journalists new opportunities to engage in a collective understanding of these issues. The present paper is based on a content analysis of articles published in two online newspapers (Le Monde, Le Figaro) and two participatory platforms
(Rue89, AgoraVox) during the Copenhagen Conference, between December 7th-18th 2009. Its aim is to identify and examine different modes of online communication on climate negotiations. For this purpose, it focuses on the following variables: (1) the importance of strategic decision making; (2) the significance of social justice and ethics; (3) the influence of political leaders on the outcomes of the conference; (4) the influence of UN organizational norms and (5) the importance of knowledge and uncertainty about climate change.

Traditional media have focused on the first four variables, whereas the latter one has principally been developed by participatory media. In order to understand this difference, it should be noted that, in the past, it was traditional media that gave a great importance to the fifth variable. They intended to balance competing views in order to represent uncertainty, which led them to give a disproportionate significance to marginal skeptic views (“balance as bias”). Now, the situation is inverted. Traditional media tend to focus on the « politics » of climate change and give the public a consensual representation of the global warming, thereby neglecting its complexity and ignoring marginal views. At the very same time, emerging participatory platforms tend to reintegrate heterodox viewpoints in the matter, presumably in defence of the freedom of speech. Yet, these platforms are facing similar problems to those that traditional news media had to cope with earlier: either (1) they choose to neglect the complexity of the matter, which impoverishes the information and creates an impression of certainty among the audience; or (2) they choose to integrate uncertainty into their papers, which takes a huge amount of time and effort without being sure about a predictable result, or still (3) they choose to put competing viewpoints in the balance, which produces the impression of an « open debate » among the readers, even if the points that are represented are not central controversies. We will finally discuss the consequences of these choices on the confidence of the public opinion in both journalists and climate scientists.

IAMCR Conference 2010, Braga, PORTUGAL
Communication and Society Research Centre, University of Minho

Les journalistes se démarquent les uns des autres par les pratiques et les normes de comportements qu’ils affichent. Chacune de ces pratiques, ou chacune de ces normes, participe d’un effort d’affirmation de l’identité journalistique, et parallèlement d’une stratégie de distinction personnelle, par laquelle le journaliste discrimine le faux journalisme du vrai journalisme, le divertissement de l’information, les opinions des faits, le web 2.0 du web 1.0, le journalisme participatif du journalisme ex cathedra

Voyons cela à l’appui d’exemples concrets : aujourd’hui, se servir d’un outil web comme Twitter ou CoverItLive! pour produire le compte rendu d’un évènement d’actualité – mettons, la visite officielle d’un chef d’Etat, ou la tenue d’un procès d’assise – est une pratique à laquelle sont attachés toute une série d’avantages présumés, tant en termes de reconnaissance (c’est un signe d’ouverture vis-à-vis du dehors de la profession, vis-à-vis du public) qu’en termes d’enrichissement de l’information (contextualisation, feedback).

Malgré les différents avantages que nous venons ici de mentionner, cette pratique est critiquée par de nombreux professionnels du journalisme qui affirment qu’en utilisant ce type d’outils ce que le journaliste gagne en termes de réactivité, il le perd en termes de recul et d’esprit critique, qualités essentielles dans l’exercice de la profession. Bref, il s’agit pour certains d’une dérive. C’est le « piège de l’instantanésime » ou de « l’immédiateté« , c’est-à-dire le piège qui consiste, pour le journaliste, à transmettre une information sans prendre au préalable suffisamment de recul par rapport au cours des événements, de façon qu’il lui est impossible d’en tirer la moindre analyse personnelle.

Aux yeux des aînés, cette tentation de l’immédiat est plus dangereuse aujourd’hui que par le passé, technologie oblige. A propos de l’utilisation de CoverItLive! lors d’un procès d’assises, un répondant affirme par exemple…

« (…) c’est une dérive qui est à mes yeux très grave si elle se répète parce qu’on ne traite pas d’un certain nombre de sujets graves de cette manière sans le moindre recul, sans la moindre perspective, déjà de faire un compte rendu euh quotidien euh ça mérite… je veux dire, déjà ça demande déjà euh beaucoup d’attention et de réflexion. Régler comme ça en direct des réparties pendant les audiences, là je crois que l’on a dépassé, même si cela a permis au site en question de… de battre des records d’audience, je crois que là on est sur une piste excessivement dangereuse ».


C’est le paradoxe de l’actualité chaude : on est entraîné dans une course à l’exclusivité où chacun cherche à dire la même chose avant les autres (au risque de dire n’importe quoi). Mais les journalistes ont-il vraiment un intérêt à sortir de cette logique? Je ne sais pas. La situation est la suivante: pour obtenir un produit exclusif, le journaliste peut soit (1) produire une information distincte de celle que produisent les journaux concurrents (« une belle analyse », « un regard décalé sur l’actualité »), soit (2) précéder la concurrence, ou, pour le dire n d’autres termes, dépêcher une information avant que les autres ne le fassent. La première option  (« journalisme de niche ») génère une exclusivité durable, une réelle valeur ajoutée, mais est fort coûteuse. Tandis que la seconde option génère une exclusivité éphémère, possède une faible valeur ajoutée, mais est peu coûteuse. Dans les rédactions, c’est la seconde option qui prime sur la première…

Un journaliste peut, cependant, chercher à « précéder la concurrence » sans nécessairement verser dans le travers de l’immédiateté. Et cela, soit en combinant la veille et le journalisme de niche, soit en maîtrisant l’art de l’anticipation, c’est-à-dire, l’art de rédiger des articles en prévision d’un évènement bien précis (conflit, décès, victoire electorale). Enfin, même à supposer qu’un journaliste ne puisse faire ni l’un ni l’autre, et soit forcé de faire de l' »immédiat », on peut défendre – à l’appui des quatre arguments suivants – l’idée que cela porte pas forcément atteinte à la profession, .

(1) Généralement les journalistes qui travaillent sur l’actualité instantanée, n’ont pas pour ambition d’offrir de grandes analyses – un travail qu’ils prétendent laisser à d’autres personnes plus compétentes en la matière – mais d’offrir de l’information chaude à moindre coût.

« (…) il me dit… ‘ya des gens qui disent que le travail manque de fond sur ce que tu racontes’ je lui dis ‘oui, effectivement, moi je suis dans l’instant et si vous voulez de l’analyse et du recul, vous allez voir les sujets en télé et en radio et le travail de mes collègues’… et là tout le monde est content quand je dis ça. (…) Avec le matos dont je dispose, je peux remplacer plusieurs journalistes, et je peux produire des trucs plus vite, et mieux, et de manière plus attrayante, et en contact avec les gens et… et je suis rentable (rire) ».

(2) Travailler dans l’instant a au moins un avantage, celui de rendre la mise en scène de l’information impossible malaisée : quand l’information est produite en temps réel, sous le regard des consommateur, il est moins facile pour le producteur d’information de maquiller la réalité qu’il décrit, pour la rendre conforme à ce qu’il voudrait qu’elle soit.

(3) Le fait de tirer profit de la réactivité des nouveaux outils (Twitter, CoverItLive!) n’amène pas nécessairement à abandonner tout recul, et toute faculté d’analyse. Avant de couvrir un procès d’assises en temps réel, par exemple, le journaliste prend connaissance des dossiers, analyse, se prépare, et se donne les moyens d’ « encadrer le débat »

(4) La presse verserait également dans l’instantané si elle devait faire le choix de se passer de ces outils : j’ai la faiblesse de penser que ce n’est pas internet en tant que tel qui conduit les journalistes à ne plus prendre le recul nécessaire pour évaluer une information, mais une logique marchande qui conduit à produire toujours plus, toujours plus vite et avec des moyens toujours plus réduits.

Bon, ça se discute :-/

« It is the view that an explanation of a social phenomenon consists in the discovery of the men or groups who are interested in the occurrence of this phenomenon (sometimes it is a hidden interest which has to be revealed) and who have planned and conspired to bring it about. » (K. Popper, The Open Society and its Ennemies, p. 104).

Sur le Web, la rumeur prend des proportions jamais atteintes. Pour décrire ce phénomène, certains journalistes et intellectuels utilisent aujourd’hui des termes nouveaux, comme celui de complotisme, dont ils espèrent qu’il puisse nous aider à comprendre la face cachée de l’Internet : une réalité nouvelle, méconnue et effrayante, un univers paranoïaque, fait de fantasmes, de calomnie et de manipulation. Le complotisme, c’est plus exactement l’idée selon laquelle les événements seraient, non pas le fruit du hasard, mais le résultat de la volonté malveillante d’une poignée d’individus.

Les penseurs de la théorie du complot, comme Pierre-André Taguieff, ne nous apprennent en réalité rien de plus que ce que Hannah Arendt savait déjà au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale: que l’homme désire rendre son environnement cohérent à ses yeux, parfois jusqu’à faire fi de la complexité du monde. Il peut ainsi finir par adhérer à « (…) un monde mensonger et cohérent qui, mieux que la réalité elle-même, satisfait les besoins de l’esprit (…) ; dans ce monde, par la seule vertu de l’imagination, les masses déracinées se sentent chez elles et se voient épargner les coups incessants que la vie réelle et les expériences réelles infligent aux êtres humains et à leurs attentes » (H. Arendt, Le système totalitaire).

Hannah Arendt

Mais une question me taraude : Faut-il vraiment être membre d’une masse déracinée, ou  « complotiste », pour croire en l’existence un complot ? Au lendemain des attentats de Mumbai, n’y avait-il vraiment que les complotistes pour s’imaginer que le monde était frappé par la malveillance que quelques-uns ? Ces centaines de civils dont on nous a rapporté la mort, ne les avons-nous tous pas vu comme les victimes d’un groupe agissant en secret (Al Qaeda) ? Il me semble que si. Or, si nous l’avons perçu de la sorte, c’est non pas parce que nous sommes fous ou paranoïaques, mais parce que nous avons des yeux, ouverts, des oreilles, tendues, et des voix crédibles auxquelles nous pouvons nous fier.

Une chose est donc certaine: accepter l’existence d’un complot ne fait pas nécessairement de nous des complotistes ou des paranoïaques. Le complotisme consiste – non pas à croire en l’existence d’un complot – mais plutôt à faire de cette croyance un réflexe de pensée, au point d’imaginer que quelques projets élaborés en secret ont un effet déterminant sur cours de nos vies. Et là  – si nous ne parvenons pas à donner sens aux évènements sans nous les représenter comme le résultat d’une force occulte ou malveillante – il y a effectivement lieu de s’inquiéter…

Kurt Gödel

Face à un complotiste, il y a deux options. La première c’est de rejeter d’emblée l’hypothèse de la conspiration, et de lui expliquer ensuite les raisons qui justifient ce rejet.  Lorsque l’on s’adresse de la sorte à des personnes aptes à faire reposer leurs visions du monde sur des éléments nouveaux, voire contraires à leurs idées de départ, on est généralement bien reçu. Mais lorsque l’on s’adresse au contraire à des personnes habituées à suivre des raisonnements circulaires, et donc réticentes à remettre en question les choses qu’elles imaginent, il est je crois inutile et même dommageable de chercher à tout prix à démentir leurs propos. Or, c’est très précisément cette tâche que se donnent aujourd’hui les médias lorsqu’il parlent de « couper court aux rumeurs du Net » : ils s’efforcent de jeter le discrédit sur la rumeur, et pour ce faire en vont (maladroitement) jusqu’à utiliser des hommes de paille ou des arguments de déshonneur par association.

La deuxième option c’est de faire ce que faisait l’anthropologue et cybernéticien Gregory Bateson au début des années 1950′, à l’époque où il travaillait sur le schizophrénie. Quand Bateson recevait dans son bureau une personne atteinte du sentiment d’être persécuté ou espionné, il l’écoutait, tout en inspectant soigneusement les moindres recoins de son bureau à la recherche d’indices ou de dispositifs d’écoute, quitte à arracher le papier des murs et les rideaux des fenêtres. Bon, je vous accorde que la solution est un peu extrême, mais, il ne fait aucun doute qu’elle produit les meilleurs résultats que la recette qui est aujourd’hui employée dans les médias.

Gregory Bateson

Les journalistes ne peuvent ébranler le monde imaginaire d’un complotiste qu’en lui donnant le bénéfice du doute. Il leur faut se contenter de lui dire « écoute, c’est possible, mais voici ce qui me fait penser le contraire ». Sans cela, ils seront indéfiniment perçus, par une large frange de la population, comme tentant d’opposer une intime conviction à une autre, une pétition de principe à une autre, une certitude à une autre… Sans cela – loin de parvenir à remplir un devoir d’éducation citoyenne – ils ne feront en réalité que rendre les idées fixes encore plus rigides et les fantasmes de l’opinion encore plus tenaces. Car tous ceux qui s’imaginent persécutés verront inévitablement en eux les alliés de leurs persécuteurs imaginaires.

On peut aller plus loin. De même qu’il nous est inutile de condamner des propos attestant de l’existence de choses indémontrables, il est vain de condamner des propos censés remettre en question l’existence de choses que nous croyons indubitables. Car, si – par un monstrueux hasard – les choses ne sont pas telles que nous les croyons, on perd l’opportunité que nous avons de les abandonner au profit d’idées meilleures. Si, au contraire, elles sont vraies, on perd – comme le dit John Stuart Mill – un avantage presque aussi important: « la perception plus claire et l’impression plus vive de la vérité, produite par sa collision avec l’erreur ». Bref, je crois qu’on peut discuter des points de vue les plus bizarres sans pour autant risquer de faire céder les digues de la pensée, ou de plonger la société dans l’irrationnel. Il y a déjà quelques journalistes qui semblent aujourd’hui l’avoir accepté cela et s’être pliés – tant bien que mal – à l’exercice de la discussion ouverte : comme Mike Rudin de la BBC, qui a démontré qu’on peut accorder le bénéfice du doute aux tenants de théories saugrenues, quitte à se contenter – à terme – de dire, modestement, qu’il est peu probable qu’elles soient vraies…


Tout cela peut enfin nous conduire à réfléchir à des questions plus générales : la presse doit-elle expliquer à son public « ce qu’il doit croire », ou doit-elle lui donner les conditions nécessaires à ce que chacun puisse poser par lui-même une série de jugements sur le cours des événements ? Le public croit-il sous la pression d’une autorité morale ou intellectuelle, ou sur base de l’évaluation de propositions antagonistes ? Est-il vraiment apte à évaluer la validité de chacun des arguments qu’on lui présente ? Est-il possible qu’une proposition soit fausse en dépit du fait que les experts la tiennent pour vraie ? Si oui, comment est-il possible de défendre une idée qui va précisément à l’encontre de ce qui fait autorité?  Enfin : les idées qui font autorité se fondent-elles toutes sur des démonstrations à laquelle on se plie, ou en existe-t-il certaines qui se fondent sur une croyance dont on s’accommode ? J’ai pas des réponses, mais je serais intéressé d’entendre les vôtres…