Paul Jorion est anthropologue de formation, et spécialiste des sciences cognitives et des systèmes de crédit. Il a publié, dernièrement, deux ouvrages importants, l’un sur la crise (L’Argent, mode d’emploi, Fayard, 2009), l’autre sur une nouvelle ‘anthropologie des savoirs’ (Comment la vérité et la réalité furent inventées, Gallimard, 2009). Un mois avant leur parution, il a eu la gentillesse de m’accorder une interview (pour la revue de sciences humaines « émulations »), rendue aujourd’hui publique sur son blog personnel, un des endroits les plus fréquentés de la blogosphère francophone… Et, ça nous fait au moins deux bonnes raisons de prendre le temps d’en parler ici. Bonne lecture!

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M. S. : Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à la finance, vous qui venez à la base de l’anthropologie et des sciences cognitives? Qu’est-ce qui vous a poussé à vous intéresser à ce secteur-là ?

P. J. : D’abord mon intérêt s’est développé pour le formation des prix. J’ai fait mon premier travail de terrain – j’étais très jeune, j’avais vingt-cinq ans – dans l’île de Houat, en Bretagne, en France. Et là, c’est un peu accidentel, c’est en regardant mes données, que je me suis aperçu que l’explication classique de la formation des prix – en particulier pour les poissons, les crustacés que ces pêcheurs vendaient – bref, que la loi de l’offre et de la demande ne fonctionnait pas, qu’elle n’expliquait pas du tout la formation des prix. Alors je me suis demandé d’où venait cette loi de l’offre et de la demande, et pourquoi elle était admise aussi universellement, puisque dans le premier cas qui se présentait à moi ça ne fonctionnait pas. Alors ça m’a intéressé. A l’époque l’anthropologie économique était essentiellement d’inspiration marxiste. L’analyse de Marx ne fonctionnait pas pour expliquer la société de Houat, et je suis allé chercher un peu partout pour voir si il y avait des explications de la formation des prix telle que je la voyais. Et l’explication que j’ai trouvée qui était la plus proche, c’était celle, très ancienne, d’Aristote. Alors je me suis intéressé à la formation des prix de manière générale. J’ai travaillé ensuite en Afrique, comme socio-économiste pour la FAO (Food and Agriculture Organization), donc pour les Nations Unies, et là, j’ai récolté beaucoup de données sur les marchés de poissons en Afrique Occidentale. Et je me suis aperçu que la théorie d’Aristote expliquait beaucoup mieux la formation des prix que toutes les théories alternatives. J’avais donc un grand intérêt pour la question du prix, avant même de m’intéresser à la finance. Le passage à la finance, lui, il s’est fait de manière assez accidentelle. Bon c’est anecdotique, je veux dire, ce n’est pas un calcul de ma part. Ce qui s’est passé c’est la chose suivante: c’est que j’ai reçu un jour un coup de téléphone de Laure Adler qui travaillait pour France Culture et qui m’a demandé justement de faire une série d’émissions sur les sociétés de pêcheurs. Mais, à l’époque, c’est-à-dire en 1988, je faisais tout à fait autre chose, je travaillais sur l’intelligence artificielle. Et elle m’a dit “Est-ce que vous pouvez faire une série d’émissions sur les pêcheurs ?”. Je lui ai dit “Non, je ne m’intéresse plus du tout à ça en ce moment”. Elle m’a dit, “Qu’est-ce que vous faites ?”. Je lui ai dit : “Eh bien je travaille sur l’intelligence artificielle”. Elle m’a dit “Bon, faites une série d’émissions là-dessus plutôt ». Donc, en 1988, j’ai fait une série d’émissions pour France Culture sur l’intelligence artificielle. Et là, un banquier français a écouté les émissions, l’été suivant, quand il y a eu une rediffusion. Il a demandé à me rencontrer parce qu’il était très enthousiaste sur ce que j’avais présenté dans ce programme, et au bout de quelques conversations, il m’a proposé de venir travailler avec lui dans la banque où il était, c’est-à-dire la Banque de l’Union Européenne. Et, bon, j’avais l’occasion à ce moment-là de tester ma théorie de la formation des prix dans un tout autre univers. J’étais passionné. Et donc j’ai commencé à faire ça… ce que j’ai fait pendant dix-huit ans.

Vous en êtes venu plus récemment à travailler dans le monde des traders aux Etats-Unis ? Vous pouvez m’en parler ?

Oui, c’est ça, j’ai commencé à travailler dans le monde bancaire en France, puis en Angleterre, puis en Hollande. Puis finalement, en 1997, j’ai été invité aux Etats-Unis pour faire une série de conférences pendant une période de six mois. Et, finalement, je suis resté là-bas. J’ai été invité par l’Université de Californie, à Irvine. Et en fait j’ai été invité pour mes travaux en anthropologie, ça n’avait aucun rapport avec la finance. J’ai été invité parce qu’on commençait à apprécier beaucoup un algorithme que j’avais écrit pour l’analyse des généalogies. Et on me donnait si vous voulez une sorte de prix pour ça. Et je suis resté aux Etats-Unis. Et donc à partir de 1997, jusqu’en 2007, j’ai travaillé – aux Etats-Unis – dans le domaine du crédit hypothécaire et en particulier dans les prêts des crédits subprimes. Et donc, au moment où la crise à commencé à se dessiner, moi, je travaillais dans cette industrie-là. Et je me suis dit : “On ne peut pas ne rien faire. Il faut absolument que j’alerte le monde parce qu’il y a là une catastrophe qui est en train de se préparer”. Et j’ai donc écrit un livre en 2004 – fin 2004, début 2005 – que j’ai appelé “La crise du capitalisme américain” parce qu’à mon sens il y avait une catastrophe qui était en train de se dessiner. Et, bon, mon manuscrit à pris un moment à être publié, parce que ça n’intéressait pas les gens, on était convaincu au contraire que le système économique et financier allait extrêmement bien à cette époque-là. Donc, un livre qui disait qu’il allait s’écrouler était très mal reçu. Et ce qui s’est passé finalement c’est qu’au printemps 2006, en désespoir de cause, je faisais circuler mon manuscrit un peu partout, et Jacques Attali l’a découvert ; je l’ai envoyé, et il l’a lu avec beaucoup d’attention. Et à ce moment-là, il utilisait les arguments qu’il y avait dans ce livre dans ses chroniques, en signalant que c’était moi qui avait produit le matériel. Et ça, ça a conduit à la publication du livre, parce que le fait qu’Attali s’y intéresse a finalement convaincu les éditeurs qu’il faudrait qu’ils publient mon manuscrit. Voilà. Et ensuite, bon, on commençait à parler de moi comme la personne qui – en tout cas dans le domaine francophone – avait prévu le crise. Par conséquent j’ai eu de nombreuses invitations à continuer à écrire là-dessus. Et, c’est Attali d’ailleurs qui m’a présenté à ce moment-là chez Fayard. Et j’ai publié deux livres chez Fayard, sur la crise, et un troisième [L’argent, mode d’emploi] qui sera publié à la fin du mois prochain [interview de septembre 2009].

Vous continuez à utiliser le modèle aristotélicien pour expliquer se qui se produit aujourd’hui dans le domaine de la finance ?

Oui, tout à fait oui. C’est-à-dire qu’au lieu d’expliquer la formation des prix en termes d’offre et de demande – ce qui est une façon objective, objectiviste – en considérant que les facteurs humains n’ont pas d’importance, puisqu’il suffit de confronter des quantités offertes et des quantités demandées pour que le prix se fixe. La théorie d’Aristote dit que c’est le statut social des personnes engagées qui va déterminer quel sera le prix. C’est-à-dire que c’est un rapport de force d’ordre social entre le vendeur et l’acheteur qui va déterminer la formation du prix. Et j’ai pu monter que ça marche dans toutes les situations. Pourquoi est-ce que la science économique ne s’est pas aperçue de ça ? C’est parce qu’à la fin du XVIIIème siècle, comme vous savez, on passe de l’économie politique à la science économique ; et dans la science économique, on objectivise, on considère que le statut social des acteurs est sans importance, et que ce n’est pas une question de rapports de force entre les personnes mais que c’est un simple rapport de force entre des quantités qui détermine le prix.

Au début de l’interview vous expliquiez que le modèle de Marx ne suffisait pas à expliquer le fonctionnement des systèmes d’échange que vous étudiez au tout début de votre carrière. Est-ce que vous estimez aujourd’hui qu’il y a encore une pertinence à réutiliser Marx pour parler des rapports de force qui peuvent se jouer dans le monde financier ?

Oui, eh bien je viens de dire qu’à mon sens ce qui a manqué à la science économique récente c’est d’avoir éliminé les statuts sociaux des acteurs. Or, l’économie politique considérait encore – bon, qu’on parle de … je ne sais pas, de Quesnay, de Cantillon, de Ricardo, d’Adam Smith – c’étaient des analyses sociologiques et politiques qui considéraient que l’appartenance sociale des acteurs à un groupe particulier était tout à fait pertinente. Et dans ce courant-là, on pourrait dire que Marx constitue, je dirais, le dernier grand représentant de l’économie politique puisqu’il utilise effectivement le nom de “classe” pour ces groupes. Il utilise effectivement ces catégories socio-économiques. Le problème du point de vue, je dirais, de la validité de ses théories, c’est que – poussé par un projet politique – il a confondu la classe des industriels avec celle des capitalistes, des investisseurs, en l’opposant comme “bourgeoisie” au prolétariat, aux salariés, et ce raccourci à faussé complètement en fait son analyse… Par ailleurs, aussi, il n’a pas véritablement une théorie du prix. Si on regarde la théorie du prix d’Aristote, on pourrait considérer que c’est une théorie tout à fait de type marxiste parce qu’elle met les rapports de force politiques comme déterminants de la formation du prix. Mais, curieusement, cette interprétation politique du prix, elle n’existe pas chez Marx lui-même. On pourrait dire que sa théorie du prix n’est pas marxiste et qu’une théorie marxiste du prix, on le retrouve uniquement chez Aristote. C’est paradoxal bien entendu.

Vous avez également émis votre avis sur l’idée d’élaborer de nouveaux indicateurs de richesse, autres que le PIB. Pourriez-vous en parler ?

J’ai émis quelques opinions sur les travaux de la commission Stiglitz et j’ai écrit quelques billets là-dessus. On m’a fait parler tout à fait brièvement à la télévision… récemment. Pour moi ce n’est pas un angle d’attaque essentiel. Je crois que mettre en avant des indicateurs de bien-être attire l’attention sur l’impossibilité de le faire parce que la notion de bien-être est en réalité d’ordre politique voire même culturel dans les société. On voit même la différence actuellement entre l’Europe et les Etats-Unis sur la question de plafonner les revenus, qu’il s’agisse des revenus des traders ou des revenus en général, cette notion est acceptable dans les sociétés européennes, elle est tout à fait inacceptable aux Etats-Unis. Le principe qu’on plafonne le revenu des gens est considéré là-bas comme un facteur de désincitation et qui n’est absolument pas acceptable.

Et donc ça se serait un trait culturel propre aux Etats-Unis ?

Eh bien je crois que c’est dû au fait que les Etats-Unis – à part dans une période tout à fait charnière, je dirais au début du 20ème siècle, ce n’est pas un pays – parce que c’est un pays d’immigration – qui soit véritablement sensible aux dangers de désordres sociaux. Les désordres sociaux aux États-Unis ça a essentiellement été sur des bases raciale ou ethnique et ça n’a jamais été d’ordre véritablement politique. Si, brièvement, je dirais dans les années 1890 à 1910. Mais le souvenir de ça est assez perdu. Et la peur du désordre social n’existe pas tellement aux Etats-Unis, autrement que sur des bases raciale ou ethnique. Alors que l’Europe est très consciente du danger de rupture, de fracture sociale. Et par conséquent la question de la disparité des revenus, ou de la disparité des patrimoines est beaucoup plus sensible en Europe. On sait que ça peut conduire à des catastrophes.

Une question un peu plus personnelle : Quels conseils donneriez-vous aujourd’hui à des étudiants qui veulent se lancer dans l’anthropologie ou les sciences humaines ?

Eh bien, je crois que c’est le bon moment, de nouveau. Il y a eu une époque je dirais un creux, qui correspond aux années 1975 à maintenant, et qui était lié à l’envahissement idéologique total de l’univers intellectuel par le libéralisme ou l’ultralibéralisme. On a essayé de remplacer justement par la science économique, l’ensemble des sciences humaines, parce qu’elle aurait été objective, fondée sur le calcul, etc. On a vu maintenant qu’en vérité cette science économique a simplement mis entre parenthèses l’humain. Et évidemment l’humain, c’est comme le refoulé en psychanalyse, si on met un couvercle dessus il finit en général par revenir, et il revient à ce moment là en catastrophe. Alors, le mois prochain je suis l’invité d’une conférence à Paris qui s’appelle “Rencontre avec des hommes remarquables” et je vais justement mettre l’accent sur le fait qu’il faut un retour, non seulement à une réflexion de type sciences humaines, fondée sur les personnes, non seulement comme individus mais aussi comme groupes sociaux. Et je vais faire appel de manière plus générale à un retour de l’intellectuel, c’est-à-dire d’une personne qui prend position, qui non seulement comprend sa société, mais qui prend position sur les grands problèmes qui la traversent.

Vous avez l’impression que c’est quelque chose qui manque aujourd’hui ?

Ah oui, ça n’existe pas, on ne parle plus d’intellectuels depuis la mort de Foucault.

Et vous attribuez ça à quoi ?

Eh bien, justement, à un unanimisme, à un déferlement… à ce qu’on appelle parfois la pensée unique, c’est-à-dire une pensée économique liée non seulement au début des années Thatcher en Angleterre et Reagan aux Etats-Unis, mais également liée à la chute du mur de Berlin. Le fait que le monde était à partir de ce moment-là unifié par un système économique qui « fonctionnait de manière idéale », avait évidemment démobilisé la réflexion sur des alternatives à ce modèle. C’est seulement quand on s’aperçoit, trente ans plus tard, que ce système avait lui aussi – non seulement sa fragilité – mais était peut-être condamné à terme, que maintenant la réflexion est nécessaire.

Le 17 novembre, j’interrogeais Raymond Boudon, sociologue français, chef de file du mouvement de l’individualisme rationnel (Rational Action Theory) et de la « rationalité cognitive contextualisée ». Voici les principaux points qu’il a abordés…

Qu’est-ce qui vous a amené vers le sociologie?

A l’époque, il n’existait pas encore de formation en sociologie : j’ai fait l’agrégation de philosophie, et c’est seulement par la suite de je me suis intéressé à la sociologie. J’ai  suivi une formation aux états-unis auprès de Lazarsfeld et Merton dans les années 60. C’est un pensée qui m’a plu, qui présentait la société sous un angle rationaliste, quantitativiste, ne voyant aucune raison de l’étudier avec d’autres outils que ceux qui l’on utilise déjà dans les autres disciplines …. A la même époque se développait, en France, une pensée floue, vague, que l’on a appelé « structuralisme ». (…) Je pense que cette discipline [la sociologie] doit décrire son objet de la même façon que les autre disciplines scientifiques; cela a été un tort d’en faire une forteresse isolée… Elle doit communiquer avec l’extérieur, avec les autres savoirs.

(…)

Vous faites la distinction entre libéralisme économique et libéralisme politique; est-ce que en vous faites également une entre libéralisme économique et capitalisme?

Non, pas vraiment, ce sont des notions assez vagues. Elles recouvrent à peu près le même sens. Et elles ont été interprétées de mille façons différentes.  Je ressens une proximité intellectuelle avec quelqu’un comme Amartya Sen et, sans doute, John Rawls, dont le principe de différence est toutefois un peu rigide. Finalement ce que Rawls a essayé d’expliquer au travers du principe du voile d’ignorance, n’était rien d’autre que cette vielle idée de “spectateur impartial”, déjà présente chez Smith et Rousseau. Cette idée, que l’on retrouve, dans la « Richesse des Nations » et la « Théorie des sentiments moraux », a malheureusement été délaissée…

Quel regard posez vous sur la crise financière. Dans une de vos dernières publications, vous dites que c’est le clientélisme, ou la bienveillance des pouvoirs publics qui a favorisé la crise?

Tout à fait, depuis l’époque de Carter, les pouvoirs publics ont favorisé le crédit, une baisse des taux d’emprunt pour satisfaire leur public… Les banques en ont bien entendu tiré profit, jusqu’à ce que le système cale… Il est intéressant de voir les raisons qui ont poussé les gens dans cette impasse.

Quels conseils donneriez-vous à des étudiants désireux de commencer des études de sciences humaines ?

C’est une question difficile. Je n’aime pas donner de conseils. Mais je crois qu’il est important de retourner vers les grands auteurs, que sont Weber, Durkheim, Tocqueville; auteurs dont on ne retient malheureusement que des slogans : « le boucher » et « la main invisible » chez Adam Smith, le “fait social” chez Durkeim… Ces grandes oeuvres, incroyablement complexes, ont malheureusement été simplifées à l’extrême. (…) En France, la sociologie s’est isolée, s’est affaiblie. On ne sait pas trop comment définir les sociologues; je sais pas comment c’est en Belgique, mais en France on ne voit pas trop ce qu’ils apportent de plus que les journalistes… Ce que je conseillerais; c’est de se faire son propre corpus, en revenant  aux textes, en revenant aux classiques. Il y a aussi des auteurs actuels, des auteurs contemporains qui font un travail remarquable. En France, il a une génération de chercheurs de 40-50 ans qui font un travail intéressant : ce qui se fait aujourd’hui en “sociologie analytique” mérite par exemple le détour.